Ben Segal, un des pionniers d'Internet, parle de BOINC et d'Africa@home

Ben Segal; Photo © J. Groenewald, AIMS
Ben Segal; Photo © J. Groenewald, AIMS
V. Krebs, version française Sophie Colesse
16 juillet 2007

Plus de 35 participants issus de 18 pays ‎différents du continent africain participent du 16 au 22 juillet 2007 à un atelier sur le "calcul ‎distribué bénévole" à Muizenberg, en Afrique du Sud. Le "calcul distribué ou réparti" est une ‎technologie qui permet à des projets scientifiques d'utiliser la puissance de calcul de millions ‎d'ordinateurs en veille partout dans le monde et mis à disposition par des volontaires par ‎simple téléchargement du logiciel BOINC. L'atelier a été l'opportunité pour discuter avec Ben Segal, membre du Comité technique d'ICVolontaires et l'un des pionniers de l'Internet, des liens entre l'invention du protocole http et le "calcul distribué bénévole".


Q: Africa@home a débuté en 2005. Deux ans après, où en sommes nous? Quel est le potentiel de cet atelier et plus spécifiquement quel est le projet pour l'Afrique et l'informatique?

Je serai plus à même de répondre à cette question dans une semaine, mais je peux déjà observer la ressemblance entre cet atelier et l'enseignement d'Internet il y a 20 ans. A cette époque, les participants venaient déjà de nombreux pays, à l'institut  ICTP (International Centre for Theoretical Physics -  Centre International de Physique Théorique) de Trieste, en Italie. Les étudiants étaient originaires de 10 pays différents, en priorité d'Europe, mais aussi d'ailleurs dans le monde comme l'Amérique Latine et l'Afrique. L'Afrique était alors quelque peu à la traîne. Les choses semblaient évoluer plus rapidement en Amérique du Sud.

Aujourd'hui l'alchimie est similaire.. Nous essayons de former des formateurs. L'objectif pour eux est de rapporter dans leur pays leurs connaissances de la technologie, surtout ce qui leur est utile d'enseigner et d'utiliser. Ainsi lors du processus de sélection pour cet atelier, nous avons privilégié les représentants des universités plutôt que les hommes d'affaires. De la même manière que l'institut AIMS est un endroit où les nouvelles informations peuvent être diffusées dans beaucoup de pays africains, les étudiants d'AIMS ne sont pas tous originaires d'Afrique du Sud (qui a déjà les infrastructures nécessaires pour mener le genre d'application que nous recherchons). La classe actuelle est composée de représentants de 20 pays africains environ. Nous allons vérifier cette semaine si la sélection a été faite correctement. Le type de synergie que nous recherchons peut d'ores et déjà s'observer parmi les enseignants que nous avons sélectionnés et qui viennent eux-mêmes de différents pays. Mon souhait est de pouvoir répondre à votre question que nous avons fait un bond en avant en ce qui concerne les progrès de la technologie BOINC pour de nombreuses personnes du continent africain.

Q: De votre point de vue, quels sont les plus grands défis pour Africa@home et plus spécifiquement pour notre atelier?

Je vois plusieurs défis. Tout d'abord, nous avons besoin de trouver une bonne base pour enseigner la technologie BOINC sur le continent. Je pense que nous avons eu de la chance en trouvant AIMS et un coordinateur sur place comme Jan Groenewald. Les ingrédients dont nous avons besoin sont, premièrement, l'expérience et, deuxièmement, la motivation. Le deuxième défi est la qualité du groupe. Il était étonnant de voir autant de candidatures : nous en avons reçues 230 au total pour 25 bourses. Il a été difficile de choisir. Nous avons été un peu pressé par le temps. Mais Jan a de l'expérience et il nous a beaucoup aidé. Le troisième défi concerne les problèmes liés aux visas des étudiants et à l'organisation de leur voyage. Nous l'avons surmonté grâce à l'aide d'ICVolontaires qui a mis un volontaire à temps plein à notre disposition nous aidant à cette tâche (et qui nous aidera également quotidiennement aux travail administratif pendant l'atelier). Les derniers emails que nous avons reçu confirment que les participants ont obtenu leur visas ce qui est bon signe. Quatrièmement, il n'est pas facile de trouver des professeurs compétents qui acceptent de participer et qui sont disponibles. Mais bonne nouvelle, ils ont tous pu venir sauf le créateur de BOINC en personne, David Anderson, qui n'a pas pu se déplacer pour des raisons personnelles.

Q: Où se trouve, à votre avis, le plus gros potentiel de ce projet?

Je pense que le calcul distribué a de l'avenir, et pas seulement dans les pays en développement. Le potentiel est plus important que je ne le pensais quand je me suis lancé dedans la première fois. En effet, même pour un organisme comme le CERN, il offre de grandes perspectives, compte tenu des limites en terme de besoins en énergie et de refroidissement des grandes salles informatiques auxquelles l'institution se voit confrontée. C'est pourquoi certains responsables techniques au CERN travaillent actuellement sur le calcul distribué pour régler certains de ces problèmes. La seule inquiétude concernant BOINC est le fait que cette technologie est actuellement en "état de grâce" - un peu comme Internet il y a 20 ans, quand la communauté se soutenait mutuellement et qu'il n'y avait pas de nuages à l'horizon. Il est important que cet esprit positif autour de cette technologie soit préservé. Il suffit d'une seule personne au comportement malintentionné sur un projet BOINC "corrompu" ce qui pourrait nuire l'ensemble de la communauté.

Q: A propos du secteur privé et de compagnies telles que IBM, sont-elles une chance ou une menace pour le projet?

Je pense qu'IBM ne s'est pas engagé dans BOINC pour l'argent, mais plutôt pour son image, ses relations publiques. Cela ne veut pas dire qu'ils ne pensent pas à faire du profit à un moment donné, mais ce n'est pas la principale motivation, me semble-t-il. Ils ont d'abord choisi une approche semi commerciale mais plus récemment, ils ont pris la décision de s'engager dans le libre accès et l'utilisation de BOINC. Ils semblent suivre la même démarche adoptée dans d'autres contextes : passer du statut initial d'entreprise quelque peu arrogante du secteur privé à une approche plus communautaire, réalisant que cela serait plus bénéfique pour eux. Certains des dirigeants d'IBM ont réalisé dans les années 1980 qu'ouvrir les protocoles Internet n'était pas une menace pour leurs affaires et au début des années 1990, qu'ils pouvaient passer des ordinateurs centralisés de commerce aux réseaux UNIX, sans lesquels ils auraient eu des problèmes. Cela s'est produit assez tôt. Ils se sont dit: "Pourquoi ne nous ouvririons-nous pas?" Et ils l'ont fait. Personne n'a poussé IBM à s'engager dans BOINC et la Communauté Mondiale du Grid (WCG). Ils l'ont fait seuls. (Selon moi, Microsoft a besoin d'être davantage poussé pour changer d'attitude). Si IBM choisit un projet pour l'intégrer dans la WCG, ils le font entièrement gratuitement. Ils pourront probablement passer à une approche lucrative s'ils le souhaitaient un jour, en réclamant des honoraires pour les consultants par exemple.

Q: Que pensez vous de la remarque de l'Agence Universitaire de la Francophonie que  les applications installées chez eux puissent tourner sur des serveurs partagés plutôt que sur un serveur unique exclusivement réservé à Africa@home?

Tout l'intérêt pour nous d'installer un serveur était d'encourager un site donné à développer des projets BOINC. Il n'était absolument pas question d'avoir du matériel informatique pour le plaisir du matériel, mais de semer des graines pour le développement de la technologie et de ses applications. C'est pourquoi je ne pense pas qu'il serait utile d'avoir un serveur vide ou qui est utilisé pour des projets qui n'ont rien à voir avec Africa@home. Nous voulons que les gens utilisent la technologie, pas seulement le matériel informatique.

Q: En tant que pionnier d'Internet, vous l'avez vu évoluer. Quels parallèles entre Internet et BOINC pouvez vous établir? Internet a démarré comme opération non commerciale...puis ça a changé...

Toute sorte d'activité commerciale était interdite à l'époque. Quand le gouvernement américain a mis en place Internet, aucun des projets l'utilisant ne devait servir à un but lucratif. C'était une interdiction de facto très stricte. C'en était arrivé au point où si dans un email ou dans un groupe de discussion vous proposiez de vendre ou faisiez la publicité de quelque chose, vous étiez exclu. Cela permettait en même temps de conserver l'innocence de la communauté - c'était un lieu de recherche pas d'affaires. Tout a changé à la fin des années 1980 avec le travail d'une personne en particulier: Bob Kahn, un des fondateurs d'Internet. Kahn, qui était aussi actif à Washington et qui avait des relations politiques là-bas, a insisté pour qu'Internet puisse être utilisé à des fins commerciales, une idée finalement acceptée par le Congrès américain. Cela a permis un succès très important d'Internet. Quand le Web a attiré un peu plus tard un plus large public, il avait déjà été "libéré" de cette approche non commerciale.

On peut le comparer avec BOINC, qui est encore dans sa phase « innocente ». Personne ne gagne d'argent avec BOINC aujourd'hui. Certains pourraient en économiser mais pas en gagner. L'influence commerciale suscite l'innovation, mais également la corruption. Ainsi, BOINC changerait beaucoup s'il devenait commercial. Je crois qu'il est important de conserver la composante volontaire. En fait, plusieurs tentatives menées pour lancer un commerce autour du calcul distribué ont échoué, la menace n'est donc peut-être pas si grande.

Les individus étaient très généreux pour Internet avec leur contribution personnelle d'idées et d'innovation. De plus, la conception d'Internet était assez forte pour supporter une expansion massive inattendue. Néanmoins, il n'y a pas que ça qui a provoqué la révolution. Ce qui manquait était l'interface humaine qui était attirante et assez simple pour que même un enfant puisse l'utiliser. Tim Berners-Lee voulait trouver une solution pour permettre cela, avec le schéma de l'hyperlien et des interfaces permettant de manier différents formats de données.

Q: Tim a pris l'initiative et a donné de son temps, sans le soutien de son institution...n'est-ce pas?

C'est exact. Personne n'a commandé Internet, personne n'a demandé à Tim de travailler dessus. Ce dernier a offert l'idée au monde et l'a personnellement mise en place. C'est exactement comme pour David Anderson. Dave a vu quel pouvait être le potentiel qu'il avait de son expérience SETI@home et a pris la décision d'ouvrir la plateforme SETI à BOINC afin que d'autres programmateurs puissent se connecter à tous ces volontaires. Il était généreux et altruiste et avait un but : lier la science et la démocratie. Une des idées qu'il aime promouvoir est que le public peut intervenir dans les choix scientifiques de manière démocratique en privilégiant certains projets par rapport à d'autres. Il a été professeur à l'Université de Californie de Berkeley. Il y a quelques temps, il a quitté son département pour travailler au Laboratoire des Sciences Spatiales (SSL), fondé par le gouvernement pour mener des recherches sur l'espace, en soutenant des projets pacifiques. Et c'est là que le projet SETI a vu le jour, utilisant du matériel informatique fait maison et plus tard des micro-ordinateurs donnés, cherchant des signaux venus de l'espace. La puissance informatique n'était jamais suffisante. Dave a été engagé à l'arrivée de la nouvelle direction informatique pour le projet. Je ne sais pas qui a eu l'idée d'utiliser des écrans de veille, mais c'était une idée percutante : récupérer la puissance informatique quand l'ordinateur est en veille. Ils ont retranscris le système d'analyse de SETI dans un programme d'écran de veille et trouvé des millions de gens prêt à le télécharger pour les aider. L'étape suivante était BOINC, qui a permis à d'autres projets de bénéficier de toute cette puissance informatique.

Q: Que pouvez-vous nous dire de l'idée de Grid africain et comment sommes-nous passés de cela à Africa@home?

Un jour, Silvano de Gennaro, à l'époque chef du département des multimédias au CERN et qui venait de réaliser un documentaire sur l'utilisation de la technologie en Afrique, est entré dans notre bureau et a annoncé: "Les gars, je veux créer un Grid africain." Nous lui avons répondu: "Ecoute, oublie ça, c'est trop long, trop compliqué, ça ne marchera pas." Mais nous utilisions BOINC et nous avons réalisé que BOINC pourrait être une méthode plus simple pour mettre en place cette idée. Ainsi Silvano a contribué l'idée de base et c'est pourquoi notre projet s'appelle Africa@home.

Le Grid est une technologie permettant aux centres informatiques de travailler ensemble. Ca a été très médiatisé mais ce n'était pas une révolution. D'abord, nous avons collé deux ordinateurs ensembles; ensuite un groupe de machines; puis un groupe d'ordinateurs de différentes sortes, puis différents ordinateurs à distance et finalement d'immenses réseaux connectés à d'autres réseaux. C'est évidemment beaucoup plus compliqué que ce que nous faisons avec BOINC. Et il est juste de dire que le Grid est, pour le moment au moins, trop compliqué pour l'utiliser pour des projets et des applications relativement simples. Le CERN a obtenu des sommes d'argent importantes pour les projets Grid. Le principal bénéfice pour nous était la possibilité d'engager des jeunes gens pour travailler sur cette technologie. C'est la seule chose que j'ai vraiment appréciée dans le Grid, même quand je dirigeais certains de ces développements au CERN. Je n'aimais pas l'architecture, mais le fait que nous ayons eu des jeunes gens pour venir travailler sur ces projets avec dynamisme et enthousiasme, a définitivement revigoré les Technologies de l'Information au laboratoire. Le Grid est un vaste projet alors que BOINC de son côté a été lancé par un seul homme. Il est encore au stade naïf du petit enfant qui explore les choses qui l'entourent et qui ne s'occupe pas des choses très compliquées. Ainsi, il y a une grande ressemblance entre le Web et BOINC. Mais bien sûr on ne peut pas dire que BOINC ait le potentiel révolutionnaire d'Internet. Ce qu'on peut dire c'est que BOINC peut donner autant, voire plus, de puissance informatique aux applications que le Grid. Cela a été prouvé avec le temps et l'expérience.

Quand BOINC est sorti, c'était une chose impossible à manier. Depuis, le programme est devenu nettement plus facile à utiliser. Je trouve que c'est beaucoup mieux qu'avant. Ce que nous allons donc enseigner lundi c'est l'interface humaine améliorée pour BOINC. Des membres de la communauté BOINC ont essayé de simplifier l'application de sorte qu'en un ou deux clics une machine d'un volontaire soit connectée et qu'ensuite cela fonctionne sans effort supplémentaire. Aujourd'hui, cela prend encore quelques clics. Je suis sûr que BOINC pour les volontaires sera un jour intégré dans les applications de base de Linux et même Windows.

Q: L'un des défis d'Africa@home était de trouver de nouvelles applications après MalariaControl.net. Où en est-on à ce sujet?

Nous y sommes à peu près déjà avec le modèle STDSIM. Joris Borgdorff travaille dessus pour le Centre Médical Erasmus de Rotterdam. C'est le troisième programme que nous avons géré avec BOINC après LHC@home et MalariaControl.net. La première fois est révolutionnaire, différente et nouvelle, la seconde est plus facile, la troisième presque une routine. Du point de vue des programmateurs, installer l'application est juste de plus en plus simple. C'est comme un livre de cuisine, la recette devient plus facile à faire une fois que vous l'avez déjà faite.

Ce que nous essayons de faire est de diffuser une "technologie épanouissante". Si vous avez quelques graves problèmes informatiques à résoudre, BOINC peut être une solution. Pour faire une analogie, vous pouvez comparer cette situation à un os que vous mettez devant un chien. Si le chien n'a pas faim, il ne mangera pas l'os. S'il a faim, il se jettera dessus. BOINC est gratuit. C'est un paquet qui contient tout ce dont on peut avoir besoin, comme Linux, une base de données Mysql, une interface Internet et bien sûr chacun des composants à lui seul pourrait être enseignés pendant toute une semaine. Nous sommes donc un peu pressés par le temps. Mais BOINC me rappelle ce qu'était Internet à ces tous premiers stades. C'était un vaste environnement d'enseignement. C'était tout ce qui pouvait régler un problème. Aujourd'hui Internet n'évolue plus beaucoup, d'un point de vue scientifique. Il est intéressant d'expliquer comment cela fonctionne mais il n'est plus excitant de l'enseigner. Les protocoles se trouvent sur un petit morceau de silicium dans votre téléphone portable. Mais BOINC est un paquet de trucs qui évoluent. Quand je l'utilisais pour enseigner Unix ou TCP/IP dans le passé, j'avais toute une pile de notes et de papiers pour m'en sortir. Maintenant nous utilisons une plateforme Wiki qui nous fournit des informations et des matériels d'enseignement de façon dynamique et, plus important encore, en direct.. Alors, comme pour toutes ces technologies, vous placez le chien devant de la nourriture qu'il ne connaît pas et il mangera bien. En revanche, il ne sera plus autant intéressé par son ancienne nourriture.

La vraie révolution est visible quand nous regardons comment les choses ont changé depuis 30 ans, quand nous n'étions pas connectés. C'était l'isolement, et même la compétition hostile entre les propriétaires. Aujourd'hui c'est très différent. Maintenant nous travaillons dans un monde interconnecté, même si ce n'est le cas que depuis environ dix ans. La communauté des TIC, partageant des codes, ensemble dans un style et une infrastructure commune. Quand je m'asseyais pour écrire un programme il y a 20 ans, je devais tout faire. Maintenant je peux prendre un logiciel ici et un sous-système là. Les gens des pays pauvres peuvent faire la même chose. Vous les aider à comprendre ce genre d'environnement, pas à réinventer la roue. Ils en jouissent et ils y contribuent eux-mêmes. Chacun y gagne.

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